Alors qu’une proposition de loi portant reconnaissance du crime d’écocide à laquelle nous avions participé par le dépôt de plusieurs amendements a été rejetée par les députés de la majorité présidentielle le 19 décembre 2019, les membres de la Convention citoyenne pour le climat (CCC) ont rallumé l’espoir de voir nos travaux aboutir enfin. Marine Calmet et Valérie Cabanes ont été auditionnées par la CCC pour présenter les travaux menés ces dernières années pour la reconnaissance des limites planétaires et du crime d’écocide dans la loi.
Convaincus par l’importance du sujet, Guy Kulitza et les 29 membres du groupe “Se nourrir” au sein de la CCC ont ensuite tenu à poursuivre cette collaboration fructueuse afin d’aboutir à une proposition argumentée et détaillée en faveur de la reconnaissance des limites planétaires et du crime d’écocide en droit français. Après 9 mois de concertation, cette proposition citoyenne sera donc présentée et défendue le samedi 20 juin 2020.
La reconnaissance des limites planétaires et la création d’une Haute Autorité dédiée pourraient non seulement apporter une réponse transversale aux enjeux climatiques mais également provoquer une profonde refonte de l’ensemble de nos politiques écologiques en misant sur l’adoption d’outils juridiques nouveaux issus de la collaboration entre scientifiques, juristes et citoyens.
Les limites planétaires, définition
Les limites planétaires sont des valeurs seuils définies par une équipe internationale de 26 chercheurs, menés par Johan Rockström du Stockholm Resilience Center et Will Steffen de l'Université nationale australienne. Ces scientifiques ont identifié dès 2009, neuf processus et systèmes régulant la stabilité et la résilience du système terrestre - les interactions de la terre, de l'océan, de l'atmosphère et de la vie qui, ensemble, garantissent à l’Humanité l’existence d’un écosystème sûr et stable.
Les limites planétaires sont définies comme suit pour:
1. Le changement climatique :
seuil à 350 ppm de CO2 dans l’atmosphère pour rester en deçà de 1° d’ici à 2100,
Changement du forçage radiatif global depuis l’époque pré-industrielle (en watts par mètre au carré) +1 W/m2 max / actuellement +2,88 W/m2.
2. L’érosion de la biodiversité : le taux d’extinction « normal » des espèces doit rester inférieur à 10 espèces par an sur un million.
3. Les apports d'azote et de phosphore à la biosphère et aux océans (résultant notamment de l’agriculture et de l’élevage intensifs) :
N(azote)= Limiter la fixation industrielle et agricole de N2 à 35 Mt/an, soit environ 25% de la quantité totale de N2 fixée par an naturellement par les écosystèmes terrestres
P (phosphore) : < 10× = limite de flux de phosphore vers l'océan ne dépassant pas 10 fois celui de son altération naturelle au fond de l’Océan.
4. Le changement d’usage des sols : Pourcentage de la couverture terrestre mondiale convertie en terres cultivées = ≤ 15% de la surface terrestre libre de glace convertie en terres cultivées.
5. L’acidification des océans : Concentration en ions carbonates par rapport à l’état moyen de saturation de l’aragonite dans les eaux de surface des océans (Ωarag) = ≥ 80% par rapport à l'état de saturation moyen préindustriel, y compris la variabilité saisonnière naturelle et saisonnière.
6. L’appauvrissement de l'ozone stratosphérique : Concentration d'O3 stratosphérique, DU = <5% de réduction par rapport au niveau préindustriel de 290 UA.
7. L’usage de l’eau douce : Consommation d'eau bleue / km3 / an sur Terre = < 4,000 km3/an
Restent à déterminer :
8. La dispersion d’aérosols atmosphériques : Concentration globale de particules dans l'atmosphère, sur une base régionale.
9. La pollution chimique (composés radioactifs, métaux lourds, composés organiques synthétiques tels que pesticides, produits et sous-produits chimiques industriels à longue durée de vie et migrant dans les sols et l'eau parfois sur de très longues distances. Les chercheurs proposent de considérer aussi l’introduction d’entités nouvelles dans la biosphère comme les nanoparticules et molécules de synthèse)
Pourquoi reconnaître les limites planétaires ?
Le besoin de reconnaître juridiquement les limites écologiques de notre système Terre découle du constat que le droit de l’environnement actuel est inefficace pour faire face à la crise écologique et qu’il nous est nécessaire collectivement de préserver l’habitabilité de la planète. Éparpillées dans divers codes de lois et réparties entre différents ministères, les politiques environnementales scindent les écosystèmes en entités distinctes. Une approche tronquée et incompatible avec le fait qu’ils sont étroitement liés et interdépendants.
La politique climatique en est l’un des meilleurs exemples. Les alertes scientifiques se succèdent, différents scénarios sont mis sur la table pour baisser nos émissions et pourtant le compte n’y est pas car les politiques sectorielles mises en place sur le court terme n’offrent aucune réponse transversale ou transgénérationnelle à la crise climatique.
La reconnaissance des limites planétaires intégrées à la loi permettra à l’administration mais aussi au juge d’apprécier la dangerosité d’une activité industrielle en s’appuyant sur des valeurs seuils déterminées par une autorité scientifique reconnue, et donc d’être en mesure d’apprécier si une activité industrielle est viable ou non.
Exemple : Fin 2018, la compagnie TOTAL lance une campagne de forage exploratoire offshore au large de la Guyane française. Malgré la ratification de l’Accord de Paris et l’adoption de la loi Hulot, le préfet, représentant de l’Etat, autorise ces travaux avec l’aval de l’autorité environnementale malgré le fait que le bilan carbone de l’opération ait été fournis par TOTAL : un rejet de 55 000 teqCO2, soit une augmentation de 5,5 % des émissions de l’ensemble de la Guyane. Un projet à lui seul manifestement incompatible avec les limites planétaires et les objectifs de réduction des émissions de GES sur le territoire. En février 2019, la justice a rejeté le recours intenté par les associations contre le permis de forage. Aucune administration ne s’est opposée à la délivrance de cette autorisation de forage car le droit minier prévaut sur les engagements climatiques. Or les limites planétaires doivent devenir un outil transversal d’appréciation des politiques publiques pour donner de nouveaux instruments de gouvernance aux décideurs. De plus s’il avait eu la possibilité d’apprécier la légalité de ce permis au regard des objectifs climatiques, le juge aurait pu suspendre les travaux ou directement faire annuler cette opération manifestement contraire à la protection du climat. Les limites planétaires pourraient donc être un outil scientifique pour permettre un contrôle de soutenabilité écologique des projets, dans les mains de l’administration et de la justice.
Les limites planétaires sont elles déjà utilisées ailleurs ?
Ban Ki Moon, secrétaire général des Nations unies, a évoqué lors de l’Assemblée générale de 2011 les limites planétaires comme outil de mesure scientifique. S’adressant aux dirigeants du monde, il déclare : « Aidez-nous à défendre la science qui montre que nous déstabilisons notre climat et dépassons les limites planétaires à un degré périlleux ».
Le Groupe de haut niveau de l'ONU sur la viabilité du développement mondial (UN High-Level Panel on Global Sustainability) inclut alors la notion de limites planétaires (planetary boundaries) dans son rapport de 2012 nommé « Pour l’avenir des hommes et de la planète: choisir la résilience ».
L’Europe utilise déjà la notion de limites planétaires afin de se fixer des objectifs de développement soutenable. La Commission européenne exploite ce concept dès 2011 afin de définir sa feuille de route : « d’ici à 2050, l’économie de l'UE aura connu une croissance respectueuse des ressources naturelles et des limites de notre planète, contribuant ainsi à une transformation globale de l’économie».
En France, le dernier Rapport sur l’état de l’environnement en France publié par le ministère de la transition écologique lui-même, énonce “qu’outre le fait de constituer un cadre d’analyse novateur, l’approche inédite des limites planétaires correspond à la nécessité d’actualiser les informations environnementales en offrant aux citoyens et aux décideurs une compréhension plus globale de la situation nationale”. Grâce à ce nouveau référentiel, le Ministère affirme que la France dépasse de façon certaine 6 des 9 limites planétaires sur son territoire.
Plus encore, l’Assemblée nationale a récemment adopté un amendement reconnaissant le respect des limites planétaires au sein du projet de loi relatif à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire afin de clarifier l’objectif de l’économie circulaire comme celui visant à atteindre une empreinte écologique neutre respectant les limites planétaires.
Comment faire appliquer les limites planétaires ?
Afin d’assurer l’application des limites planétaires, il est nécessaire de s’assurer qu’à chaque nouvelle loi ou règlement ou encore lorsque l’Etat autorise la réalisation d’un nouveau projet industriel, il soit possible d’avoir une vision complète de l’impact de cette mesure sur les limites planétaires.
Pour cela, le cadre des limites planétaires permet d’analyser nos politiques publiques de façon transversale, afin d’apprécier l’ensemble de leurs impacts sur l’équilibre des écosystèmes.
La création d’une Haute autorité des limites planétaires
Afin de garantir une définition précise et à jour des meilleures connaissances scientifiques des limites planétaires, il nous semble indispensable de doter la France d’une instance scientifique supra-ministérielle compétente pour garantir l’application et le respect des mécanismes biologiques des écosystèmes ainsi que leurs interactions.
La création d’une Haute autorité des limites planétaires (HALP) permettra une évaluation avant, pendant et après la mise en place d’une mesure (loi, règlement, programme etc..) ainsi qu’un suivi régulier permettant de faire les ajustements nécessaires afin de tenir les objectifs fixés en matière de respect des limites planétaires.
Refondre les instances consultatives éparses
Haut conseil pour le climat, Conseil national de la transition écologique, Autorité environnementale, Conseil national de la protection de la nature… Les autorités administratives sectorielles ne manquent pas, mais leurs pouvoirs se réduisent à peau de chagrin. Il est nécessaire de refondre nos institutions pour aboutir à une autorité forte, centrale dont l’expertise permettrait d’aboutir à une vision transversale cohérente de notre politique écologique.
Composition et désignation
Rassemblant des experts scientifiques, la HALP serait composée de 9 collèges, comprenant chacun 10 membres. Ses membres seraient désignés à la suite d'un appel à candidatures, en raison de leurs connaissances ou de leur expérience dans le domaine propre à leur collège.
Il serait bien sûr absolument nécessaire que cette désignation assure une représentation équilibrée entre les femmes et les hommes.
Compétences nationales et locales
La HALP se verrait attribuer le contrôle et l’application des neuf limites planétaires, de manière à ce que les décisions publiques fassent l’objet d’un examen de “soutenabilité écologique” systématique et transversal.
Des sous-entités pourront être déclinées au niveau régional afin de s’assurer de la cohérence des plans et programmes nationaux ainsi que des projets locaux, vis-à-vis des limites planétaires.
1/ Des pouvoirs renforcés pour guider l’administration
Actuellement, la plupart des autorités administratives compétentes en matière d'environnement ne sont que “consultatives”, cela signifie que même lorsqu’elles donnent un avis négatif sur un projet, celui-ci peut malgré tout voir le jour.
Il est nécessaire de reconnaître à la HALP une compétence supérieure, véritable droit de veto à une politique nationale, régionale ou à un projet privé, lorsque ces décisions participent manifestement au dépassement d’une ou plusieurs limites planétaires.
Exemple : la compagnie Montagne d’or souhaite s’implanter sur le territoire de la Guyane pour y exploiter une mine d’or à ciel ouvert pendant 12 ans. Elle doit réaliser un bilan carbone ainsi qu’une étude d’impact afin de déterminer l’impact de son projet sur l’ensemble des limites planétaires. Ce bilan carbone met en évidence qu’à lui seul, le projet constitue une augmentation des émissions de gaz à effet de serre de 50% des GES du territoire guyanais. Le projet est donc manifestement incompatible avec l’objectif de réduction de 40% des GES d’ici 2030 et a fortiori de la neutralité carbone. la Haute autorité des Limites Planétaires interdira donc la réalisation de ce projet.
En contrôlant les nouvelles lois, règlements ou projets, afin de s’assurer de leur compatibilité avec les limites planétaires, cette autorité garantira que la France la n’autorise plus de projets qui contreviennent à la protection des limites planétaires et revienne ainsi progressivement sous les seuils d’équilibre biologique applicables à notre territoire.
Concernant les lois ou règlements existant, il sera nécessaire de prévoir un pouvoir de proposition de réforme, une compétence d’autosaisine qui permettrait à la HALP de réviser voire d’abroger des dispositions en vigueur non conformes avec la protection des limites planétaires.
2/ Une expertise pour accompagner les acteurs privés vers un modèle d’activité respectueux des limites planétaires
La HALP pourra accompagner les entreprises qui en feront la demande dans la transformation de leur modèle d’activité, afin de leur permettre de mettre en place des projets pérennes à la fois d’un point de vue économique et écologique.
Mais la HALP devra également disposer d’un pouvoir de mise en demeure, lorsqu’une entreprise participe manifestement au dépassement d’une ou de plusieurs limites planétaires.
Grâce à l’instauration du “devoir de vigilance” en 2017, la France s’est dotée d’un outil juridique capable d’encadrer l’action des personnes morales. Ce devoir de vigilance consiste pour elles à établir, mettre en œuvre de façon effective et publier « les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement».
Il est cependant nécessaire de renforcer cette obligation légale en exerçant un contrôle sur les engagements pris par les entreprises concernées. Ainsi, la HALP doit pouvoir contrôler et mettre en demeure une entreprise si son plan de vigilance ne fait pas état d’un impact grave sur un écosystème et/ou du dépassement de limites planétaires, d’une analyse des risques et d’actions adaptées de prévention en ce sens alors que les activités d'une entreprise y contribuent de façon non-négligeable.
La HALP aurait donc la compétence pour orienter les entreprises des secteurs les plus polluants, et ainsi leur imposer une stratégie visant à respecter le cadre des limites planétaires.
Exemple : Octobre 2018, un collectif d’associations et d’élus interpellait Total sur l’absence de mention du changement climatique dans son plan de vigilance. Pour le pétrolier cependant, ce risque ne fait pas partie de ses obligations. Il a cependant accepté de s’y plier, et en mars 2019, Total sortait son nouveau plan de vigilance. Si le changement climatique y est mentionné, les mesures annoncées sont clairement insuffisantes par rapport aux objectifs fixés par l’Accord de Paris. La HALP pourrait intervenir en amont en étudiant le plan de vigilance pour mettre en évidence et constater les manquements, mais aussi en aval en mettant en demeure Total de mettre en place un plan d’activité compatible avec les limites planétaires.
Il n’est pas normal qu’aujourd’hui malgré l’ensemble des engagements internationaux et nationaux pour le climat, que les entreprises bénéficient encore d’un vide juridique leur permettant d’agir dans le mépris des conventions. Il n’est pas normal que l’Etat n’assure pas le rôle de gardien de ses engagements, et que les associations soient contraintes d’interpeller elles-mêmes les multinationales, voire d’agir devant les tribunaux pour faire appliquer le droit qui demeure encore en outre trop vague.
La HALP pourrait aller plus loin si besoin, en ayant le pouvoir soit d’interpeller l’administration -pour demander une fermeture administrative temporaire/définitive- soit de saisir le juge, en vue de l’application de mesures conservatoires et/ou réparatrices, dans le cas d’agissements manifestement incompatibles avec la protection des limites planétaires.
3/ Assurer le lien avec la société civile
En se dotant de ce nouveau référentiel des limites planétaires, celles-ci pourront également devenir un outil utile en faveur de la démocratie participative. Aujourd’hui, les citoyens sont consultés sur des plans et projets isolés, dont le contexte écologique n’est appréhendé qu’à travers des documents techniques, des études d’impacts etc...
Il est important que les limites planétaires puissent redonner au citoyen des outils pour se prononcer de façon éclairée sur les actions mises en place sur les territoires ou à l’échelle nationale.
Pour cela, la HALP aurait le rôle d’agir en coopération avec les instances de concertation, telle que la Commission nationale du débat public, afin de fournir le cadre d’analyse novateur dont la politique écologique a besoin, afin d’offrir aux citoyen.nes et aux décideurs une compréhension plus globale de la situation environnementale locale et nationale.
Plus d’informations / contact presse :
Marine Calmet : 06.89.24.03.99
Télécharger le texte de la Proposition de loi portant sur le crime d’écocide et les limites planétaires, rédigée par Marine Calmet, Paul Mougeolle et Valérie Cabanes.
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