Dans notre dernier article sur les entreprises, Wild Legal revenait sur la représentation de la Nature dans les instances de décision. Pionnier, la société de services et conseil en informatique, Norsys, a annoncé mardi 12 novembre, avoir octroyé un siège, un droit de vote et un droit de veto à la Nature, au sein de l’entreprise.
Plus de précisions sur l’annonce de l’entreprise Norsys
La Nature sera représentée au sein du Conseil d’administration de la Fondation actionnaire Norsys, qui possède 10% du capital du groupe, par Frantz Gault, chercheur et auteur du livre « La Nature au Travail ». Elle dispose ainsi d’un siège et d’un droit de vote pour se faire entendre.
Norsys a ainsi pour ambition de répondre à un problème structurel au sein de l’entreprise. “La moitié du PIB mondial et 72 % des entreprises européennes dépendent directement de la nature. Pourtant, ni le monde politique, ni le monde économique n'intègrent sérieusement la nature, sa biodiversité, ses équilibres, dans leur fonctionnement et dans leur gouvernance” rappelle l’entreprise dans son communiqué de presse.
Norsys annonce également nommer d'autres représentant-es de la Nature dans ses différents organes (Comité social et économique, conseil d’éthique, etc.), réunis au sein d’un Haut Conseil pour la Nature.
Il faut savoir que depuis l’adoption de la loi Climat et Résilience en 2021, le rôle du Comité social et économique (CSE) avait évolué pour intégrer de nouvelles prérogatives environnementales, pour une meilleure formation et information des employés notamment sur les conséquences environnementales de l’activité de l’entreprise.
Une mouvement confirmé par plusieurs entreprises ces dernières années
Cette démarche s’inscrit dans la continuité du mouvement lancé notamment par l’entreprise de cosmétique écossaise Faith in Nature, précurseur dans le domaine, car elle a, dès 2022, intégrée la Nature au sein de son Conseil d’administration. La Nature y dispose d’un droit de vote au même titre que les autres directeurs, et est intégrée dans le processus de décision stratégique par le biais d’une méthodologie développée sur-mesure pour assurer une réelle prise en considération des besoins et des intérêts de la Nature dans les choix de développement de l’entreprise.
Toute la démarche de transition, inspiré du mouvement des droits de la nature (modification des statuts, construction de la méthode, prises de décision), développée notamment grâce à la nomination de deux juristes spécialisées sur les droits de la nature, est accessible sur la page A vote for Nature (un vote pour la Nature) crée l’entreprise pour disséminer cette proposition.
D’autres entreprises françaises se sont engagées à avancer dans cette direction dans les années à venir.
La Nature actionnaire
Comme le présentait Franz Gault dans son ouvrage “La Nature au travail”, donner des parts sociales aux non-humains a pour but de les représenter “à leur juste valeur”, en tant que parties prenantes de la société, avec un pouvoir de vote dans la gouvernance de l’entreprise. Sans représenter la Nature dans leurs instances de décision, d’autres sociétés se sont ainsi organisées de manière à faire bénéficier la Nature des retombées financières de l’entreprise
C’est le cas de la société californienne de vêtement Patagonia, en 2022, où son fondateur, Yvon Chouinard, a légué 98 % de ses actions dans l’entreprise à la fondation Holdfast Collective, qui lutte contre le changement climatique. Mais, ces actions ne donnent pas droit de vote, la fondation va « seulement » percevoir les dividendes annuels de la marque, pour les redistribuer à des causes environnementales. Les 2 % d’actions restants (avec vote) sont entre les mains du Patagonia Purpose Trust, dirigé par le fondateur de la marque.
Sur le même modèle, des initiatives françaises, comme Léa Nature, ont aussi des fondations actionnaires, où les dividendes perçus servent ensuite à financer des projets écologiques et sociaux. Or, comme dans le cas précédent, leur droit de vote a été délégué à des holdings. Les fondations à but non-lucratif ne peuvent pas s’impliquer directement dans des sociétés à but lucratif.
Quels impacts de l’intégration de la Nature dans les instances de décisions ?
L’expérience lancée par Faith In Nature, et son rapport publié un an après le début de la démarche montre à quel point cela change la dynamique interne de l’entreprise, faisant prendre conscience des enjeux environnementaux liés aux activités économiques.
Par ailleurs, le rapport de Faith in Nature montre aussi quelles peuvent être les limites ou obstacles rencontrés. En effet, deux chantiers clefs ont été lancés, visant à l’arrêt des emballages en plastique et à la fin de l’utilisation de l’huile de palme dans la composition des produits. Cependant, l’entreprise constate que malgré ses efforts, la décision de sortir de l’huile de palme a été “financièrement et géopolitiquement non viable”.
Par conséquent, cette expérimentation illustre l’importance de prévoir un cadre solide dans la gouvernance de l’entreprise, afin que les Gardien-nes puissent exercer leur mission de représentation et de défense de la Nature.
Ajouter un membre chargé de représenter et de porter la voix la Nature au sein du Conseil d’administration, même s’il s’agit d’un premier pas intéressant, ne change donc pas fondamentalement les rapports de force interne qui sont à l'œuvre pour définir la stratégie de développement de l’entreprise. En effet, les décisions continuent d'être votées à la majorité des voix, et si la Nature n’en détient qu’une seule, les autres intérêts notamment financiers vont systématiquement prendre le dessus.
C’est pourquoi, la société Norsys, en faisant en sorte que pour tout projet susceptible d’avoir un impact écologique, la Nature soit consultée, puisse voter et s’opposer au projet grâce à son droit de veto, et que le Haut Conseil pour la Nature, puisse émettre des alertes et avis, recommander des études et faire des propositions au Conseil d’administration, se dote de garde-fous essentiels.
En cela, le droit de veto des Gardien-nes de la Nature et/ou un juste nombre de sièges et de votes au sein des instances de décision permet de sécuriser un pouvoir réel d’influence sur la stratégie de développement, et non pas uniquement une représentation potiche, qui relèverait finalement plus du greenwashing.
Dans la société Faith In Nature, d’autres garde-fous ont été prévus dans les statuts. D’une part, la participation obligatoire de un ou plusieurs Gardiens de la Nature pour l’adoption de toute décision touchant à des enjeux écologiques. Si la Nature n’est pas représentée, alors le quorum nécessaire pour voter n’est pas atteint.
D’autre part, le Conseil d’administration a l’obligation de motiver et publier ses décisions quand celles-ci sont contraires à l’avis de la Nature.
Pour finir, la société a prévu de renouveler régulièrement les représentant-es de la Nature, car le représentant idéal de la Nature n’existe pas, et que l’objectif à terme est d’obtenir un changement complet de la culture de l’entreprise, pour que chacun de ses membres se reconnaisse dans cette mission de Gardien-ne (lire leur article de blog traduit en francais pour aller plus).
La place du dialogue social dans l’émergence d’une gouvernance “bioperspectiviste”
L’émergence de la Nature dans la gouvernance de l’entreprise est un phénomène récent mais désormais non négligeable, reflet d’une prise de conscience du monde économique aux enjeux de la transformation écologique.
Par ailleurs, la question de la représentation d'intérêts divergents au sein de l’entreprise n’est pas un sujet nouveau. C’est ce qu’’illustre notamment l’évolution du statut des représentants du personnel depuis le Front populaire, en 1936. La mobilisation des travailleurs a alors permit l’émergence de nouveaux modèles d’organisation et de vote pour faire entendre les revendications des employé-es auprès de l’employeur. Autre exemple, la question de la représentation des femmes et de l’équilibre des genres au sein des lieux de décision. Face à cet enjeu social majeur, la loi dite « Copé-Zimmermann » du 27 janvier 2011 a été adoptée afin d’obliger les grandes entreprises à nommer au moins 40% de femmes au sein de leur conseil d'administration et de surveillance. De la même façon, donner une place à la Nature est donc une évolution cohérente au regard de notre histoire et des enjeux actuels auxquels la société doit faire face.
C’est pourquoi, afin de ne pas reproduire un modèle pyramidal dans lequel seuls les administrateur-rices pourraient être Gardien-nes de la Nature, la représentation de la Nature devrait également se faire au travers du dialogue social, des syndicats professionnels et de leurs représentants, dont l’objectif serait de défendre à la fois l’intérêt des travailleurs mais aussi les besoins des autres qu’humains concernés par les activités de l’entreprise. Ainsi, en associant l’ensemble des parties prenantes à la réorientation de la stratégie écologique de l’entreprise, celle-ci pourra être à la fois plus efficace et mieux acceptée et soutenue.
Pour approfondir ce point, retrouvez la conférence organisée par le réseau des Sentinelles Vertes de la CFDT, le 28 mai 2024, avec Marine Calmet, présidente de l’association Wild Legal aux côtés de Sylvain Breuzard PDG de Norsys, Franz Gault, chercheur, Jérôme Morin, secrétaire général de la F3C et Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT.
La reconnaissance des droits de la nature et les entreprises
Afin de garantir le respect des droits de la Nature, leur défense ne peut pas rester tributaire de la bonne volonté de certaines entreprises engagées et dans une démarche volontariste. Elle doit être prévue par un cadre normatif clair, contraignant, garantissant des mécanismes de participation et de surveillance en matière environnementale.
Par ailleurs, cette réforme des mécanismes internes à l’entreprise doit aller de pair avec la reconnaissance de la personnalité et des droits de la Nature dans notre édifice juridique. Il s’agit ainsi de transformer par de nouvelles contraintes légales, les modèles d'affaires afin qu’ils soient compatibles avec les droits de la nature demain. Ainsi, comme le dit l’économiste Timothée Parrique dans la postface du livre Droits de la Nature, publié par l’Agence française de développement “Dans le contexte actuel, celui d’un capitalisme assoiffé d'expansion, cela signifie contraindre toutes ces libertés écocidaires octroyées à des entreprises pour qui la protection de la nature n’est qu’un énième coût à minimiser”. Et il ajoute “Finis les havres de pollution, fini le buffet à volonté; donner des droits à la nature est une véritable révolution qui va changer à jamais notre façon de voir - et de faire - de l’économie”.
Marine Calmet, présidente de Wild Legal et co-autrice de cet ouvrage, tient à souligner qu’il s’agit ainsi de ne pas oublier que “les sociétés doivent faire société”. “Les enjeux auxquels nous faisons face sont systémiques et nécessitent d’aborder structurellement les failles de notre droit actuel et du déséquilibre structurel -juridique et démocratique - entre les droits des vivants, humains et autres qu’humains, et la liberté d’entreprendre des entreprises”.
Wild Legal s’engage donc aux côtés des citoyen-nes, des personnes publiques et privées, pour l’émergence des droits de la nature en France afin d’assurer une transformation juridique en profondeur et à une évolution de nos pratiques écologiques dans tous les lieux de décision.
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