Wild Legal était présent à la 5e édition du Forum de Giverny, rendez-vous annuel des décideurs et acteurs de la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE). Les annonces faites à cette occasion reflètent les questionnements du monde de l’entreprise, comme en témoignent les propositions présentées par le groupe de travail s’interrogeant sur “Comment représenter la nature dans les instances de décisions ?” Serait-ce un premier pas des entreprises pour sortir d’une gouvernance anthropocentrée et faire entendre la voix du Vivant ?
Les entreprises ont besoin de repenser leur modèle de fonctionnement face aux menaces de la crise climatique et l’effondrement de la biodiversité. Parce que l’équilibre et l’intégrité de notre milieu de vie sont des facteurs essentiels à la bonne santé des activités humaines, le secteur économique ne peut plus continuer à vivre hors sol et ignorer les aléas écologiques et les crises successives qui l'exposent à des incertitudes grandissantes.
“Garantir la représentation de la nature dans les instances de décision apparaît alors comme un moyen efficace et juste de débattre de sa contribution à leur pérennité économique et des mesures nécessaires pour la protéger” souligne le rapport Accélérer la transformation écologique et sociale de la France - 30 proposition pour une RSE systémique publié par le Cercle de Giverny.
Prendre en compte dans les décisions stratégiques entrepreneuriales les connaissances scientifiques en matière de protection de la nature apparaît (enfin) comme nécessaire et démontre qu’une évolution des mentalités est en cours.
“Il y a de plus en plus -au niveau du CAC- des conseils d'administration qui ont des administrateurs référents climat ou administrateurs référents ESG. [Environnement, social et de bonne gouvernance]. Là on va encore un cran plus loin, en proposant de leur attribuer des titres sociaux de telle sorte qu'ils aient un poids relatif qui soit beaucoup plus important” a annoncé Marie Claire Daveu, directrice du développement durable et des affaires institutionnelles au sein de Kering, groupe français, numéro deux mondial de l'industrie du luxe, co-présidente du groupe de travail sur la représentation de la nature dans les instances de décision.
Un sujet qui ne laisse pas insensibles les entreprises françaises
Précurseur dans le domaine, l’entreprise Faith in Nature a nommé en 2022 un administrateur chargé de la représentation de la nature au sein de son conseil d’administration.
“En faisant de la nature un administrateur de notre entreprise, nous espérons prendre des décisions mieux informées sur les sujets qui l'affectent. [...] Nous croyons en un avenir où les droits de la nature seront représentés et respectés dans toutes les entreprises. C'est pourquoi nous partageons notre démarche dans l'espoir que d'autres en fassent autant” mentionne le site de l’entreprise tout en détaillant des propositions en open source pour répliquer cette mesure.
A l’occasion de la rencontre du Cercle de Giverny, Cécile Beliot-Zind, directrice générale du groupe agroalimentaire français Bel s’est exprimée à ce sujet. L’entreprise devrait en effet nommer un-e administrateur-rice chargé-e des questions environnementales d’ici la fin 2024.
C’est également le cas du groupe Bureau Véritas, représenté par Marc Boissonnet, directeur développement durable, qui encourage la généralisation de la “nomination d’une personne représentante de la planète (climat, biodiversité, ressources naturelles) au conseil d’administration”.
Wild Legal s’est ainsi penché sur les annonces de ces entreprises, afin de comprendre les démarches entamées et d’apporter ses propositions de renforcement.
Comment cette nomination va-t-elle se produire en pratique ? La réponse : en remplaçant un membre du Conseil d’administration par une personne choisie en raison de sa sensibilité aux enjeux écologiques. Celle-ci devra dès lors porter au sein du conseil la voix de la nature, en rappelant régulièrement aux autres membres, les enjeux climatiques et biologiques actuels…
Est-ce vraiment suffisant ? Pas vraiment. Une question importante demeure : quelles sont les garanties prévues pour que ces annonces ne relèvent pas d’une stratégie de greenwashing ?
Des enjeux juridiques importants
Depuis la loi PACTE du 22 mai 2019 relative à la croissance et à la transformation des entreprises, les entreprises ont la possibilité d’inscrire dans leur statut la « raison d’être » de leur objet social et ainsi affirmer la réalisation d’objectifs, profitant à l’intérêt commun, telles que la protection de la nature et l’amélioration du milieu de vie.
Cette décision doit être validée collectivement par l’Assemblée générale et peut permettre d’embarquer tous les partenaires de l’entreprise dans un projet commun : salarié-es, fournisseurs, clients, etc…
Même si le tableau semble encourageant, ce pas en avant ne doit pas intervenir de manière isolée : “C’est une étape intermédiaire et un temps nécessaire pour faire évoluer les dispositifs de gouvernance et se doter d’indicateurs progressifs” note Sylvain Breuzard dans son livre La Permaentreprise, un modèle viable pour un futur vivable inspiré de la permaculture. Attention donc au risque de “fairwashing”, lorsque cette réflexion n’est pas couplée à de réelles transformations.
Pas de greenwashing, des mesures contraignantes !
Remplacer un-e administrateur-rice par un-e autre, même s’il s’agit d’un premier pas intéressant, ne change pas fondamentalement le fonctionnement d’une entreprise, ni les rapports de force internes qui sont à l'œuvre pour en définir la stratégie de développement.
La question de la représentation des intérêts divers au sein de l’entreprise n’est pas un sujet nouveau, comme l’illustre l’évolution du statut des représentants du personnel, en charge de faire entendre les revendications des employé-es auprès de l’employeur, ou encore la question de la parité à laquelle s’est attaquée la loi du 27 janvier 2011 relative à la représentation équilibrée des femmes et des hommes au sein des conseils d'administration et de surveillance et imposant 40% de femmes dans les instances de gouvernance.
De la même façon, donner une voix à la nature dans les conseils d’administration est donc une évolution cohérente au regard de notre Histoire et des enjeux actuels auxquels la société doit faire face.
Pour autant, afin de garantir l’audibilité et la prise en compte effective des intérêts de la nature, leur défense ne peut pas rester tributaire de la bonne volonté des administrateurs et des dirigeants. Elle doit être prévue par un cadre clair, contraignant, garantissant des mécanismes de participation et de surveillance.
Seul-e contre tous ? La question de l'équilibre entre la représentation de la nature et les autres intérêts au sein de l’entreprise est importante. En fonction des impacts que causent les activités de l'entreprise sur le vivant, un juste équilibre doit être recherché au sein des instances en évaluant le nombre de voix nécessaires pour une représentation correcte de la nature. L’enjeu réside dans la nécessité que les représentants de la nature, ne soient pas cantonnés à un rôle de spectateurs impuissants, mais qu’ils puissent au contraire effectivement peser dans les décisions.
Il est essentiel que lors de toute décision ou choix stratégique ayant un impact significatif sur la nature, son-a représentant-e soit consulté-e, puisse émettre un avis, et que sa participation et son vote soient assurés.
Pouvoirs spéciaux des gardien-nes de la nature ? Des pouvoirs spécifiques pourraient être reconnus aux administrateurs représentant la nature, en raison de leur rôle au sein des instances de gouvernance. Ces pouvoirs peuvent consister en une obligation pour le Conseil d’Administration de justifier ses décisions lorsque l'avis du-de la/des représentant-es de la nature n’est pas suivi, ou bien d’un droit de veto.
Par ailleurs, en cas de manquement du-de la représentant-e de la nature à ses responsabilités, si celui-ci venait à montrer des carences réelles dans son intégrité ou son indépendance, s’avérant incompatible avec l’engagement de représenter fidèlement les intérêts de la nature, un mécanisme de révocation particulier devra être prévu.
En revanche, ce mandat étant susceptible de provoquer de nombreuses frictions, il est nécessaire de prévoir également des garanties protégeant le ou la gardien-ne de la nature contre les pressions susceptibles de nuire à sa mission, sur le modèle de ce qui est prévu pour les représentants du personnel.
Quels alliés ? Afin d’assurer la dissémination de ces idées, les organismes de formation d'administrateurs indépendants pourraient constituer de bons relais pour enseigner une formation certifiante dédiée aux missions de gardien-ne de la nature. En effet, il existe déjà des formations en matière de protection de l’environnement et de gestion des risques, or celles-ci nécessitent désormais de s’étoffer et d’intégrer l’idée que les intérêts de la nature doivent être représentés par des administrateurs et défendus au sein même de la gouvernance de l’entreprise.
Conclusions
Wild Legal encouragera et accompagnera les entreprises qui souhaitent se saisir de ces idées afin de transformer leur modes de gouvernance et mettre en place des innovations structurelles plus respectueuses du vivant. En effet, la reconnaissance des droits de la nature ne peut pas se cantonner aux politiques publiques et doit rayonner de manière transversale et dans l’ensemble de la société.
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