Compenser pour mieux détruire ?
La séquence ERC (Éviter, Réduire, Compenser), consolidée en août 2016 par la loi de reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, a été codifiée à l’article L110-1 II 2° (principes généraux) et à l’article R122-5 du Code l’environnement, (relatif au contenu des études d’impact). Elle a pour but de parvenir à zéro perte nette de biodiversité dans la conception puis la réalisation de plans, de programmes ou de projets d’aménagement du territoire.
-
En vertu de cette obligation légale, toutes les alternatives doivent en priorité être cherchées pour éviter les atteintes à l’environnement (par des mesures d'évitement).
-
Pour les atteintes s’avérant impossibles à éviter, il convient de proposer des mesures pour les réduire au maximum.
-
Enfin, en dernier recours, lorsqu’il est attesté que certains impacts ne peuvent être ni évités ni réduits, des mesures de compensation doivent être mises en place.
Ainsi, dans son approche, la séquence ERC impose une hiérarchie des mesures destinées à lutter contre les risques susceptibles d'atteindre le vivant. Il s’agit d’un outil apparu aux Etats-Unis au début des années 70 et entré dans le droit français en 1976.
La séquence ERC s’impose d’une part aux maîtres d'ouvrage et porteurs de projets et d’autre part, à la personne publique, auteurs de documents administratifs de planification. Elle s’applique dès la phase de conception des projets, plans ou programmes car elle se fonde sur deux principes clés du droit de l’environnement : le principe de précaution et le principe d'action préventive et de correction.
En l’occurrence, les Documents Stratégiques de Façade (DSF), élaborés, adoptés et mis en œuvre sous l'autorité des préfets coordonnateurs, sont eux aussi concernés par l’obligation d’appliquer la séquence ERC, à la fois parce qu'ils impliquent des projets de travaux (volets opérationnels) et parce qu’ils constituent en eux-mêmes des documents administratifs de planification (volets stratégiques).
Séquence ERC : efficacité ou dérive ?
D’après le Guide pour la mise en œuvre de l’évitement - ”Concilier environnement et aménagement des territoires” (Mai 2021), le ministère de la Transition écologique et le Commissariat général au développement durable attestent de la sur-utilisation de la compensation au détriment des deux premiers aspects de la séquence ERC : "Malheureusement, l’étude des mesures environnementales se concentre souvent trop rapidement sur la compensation, troisième et dernière étape de la séquence” (préface de Bérangère Abba, secrétaire d’Etat auprès de la ministre de la Transition écologique, chargée de la Biodiversité).
Ainsi, alors que des propositions d’élargissement de l'offre de compensation à de nouveaux sites naturels de compensation (SNC) émergent, il est crucial de questionner l’utilité et l’effectivité des mesures compensatoires pour protéger l’environnement.
-
Tout d’abord, ces mesures reflètent une vision comptable de la nature, perçue dès lors comme interchangeable, fongible et monétarisable.
Ces mesures reposent sur l’idée que l’impact de la perte ou de l’altération d‘un écosystème A, peut être réparé par la mise en place d’actions favorables à l’environnement dans un écosystème B. Bien que certains affirment que cet aspect de la séquence ERC permet de responsabiliser les porteurs de projets, il est évident que la généralisation d’une telle approche basée sur la contrepartie va à l'encontre de l’objectif initial de la séquence, basé sur l’action préventive.
-
Par ailleurs, une telle application de la séquence va à l’encontre d’une protection effective de la nature et de ses intérêts propres.
Elle atteint notamment le droit au respect de son intégrité, étant donné qu’il est scientifiquement inexact de considérer les éléments du vivant comme interchangeables, même si les mesures de compensation visent à protéger dans un autre écosystème les mêmes composantes que celles altérées voire détruites.
Les scientifiques s'accordent en effet sur le fait que dans de nombreuses hypothèses de destruction de la nature, il n'existe pas de mesure de compensation acceptable. Comme le montre le guide "Approche standardisée du dimensionnement de la compensation écologique" publié en mai 2021 par les services de la direction du Commissariat général au développement durable, rattaché au ministère de la Transition écologique, la diversité biologique repose sur des interactions écologiques extrêmement complexes, que l’humain ne peut pas transposer si aisément.
Dans le cadre des Documents Stratégiques de Façade (DSF), il est à noter que la compensation en milieu marin est quasiment impossible, selon le positionnement exprimé par le ministère de la transition écologique lui-même. Le respect de la hiérarchie imposée par la séquence ERC est donc d’autant plus primordiale, en ce qu’elle impose de privilégier des mesures d’évitement et de réduction des impacts.
Dans le cadre de l'évaluation environnementale du projet de document stratégique de façade Nord-Atlantique - Manche Ouest, l'Autorité environnementale a souligné en 2018 que “la séquence "éviter, réduire, compenser" n'a pas été formellement mise en œuvre pour l'élaboration du DSF”, et a confirmé en 2021 que “l’application de la séquence ERC ne respecte pas les principes des mesures ERC”.
Le CNPN (Conseil National pour la Protection de la Nature) s’est autosaisi du sujet et dans un rapport du 6 juillet 2021, a alarmé les autorités sur les conséquences du programme français pour l’éolien en mer sur la vie marine.
En l’état, il semble important, face aux faibles connaissances scientifiques sur l’impact de l’éolien offshore, que des études environnementales préliminaires soient réalisées pour respecter la séquence ERC. En effet, comment éviter les atteintes à la biodiversité et appliquer efficacement le principe de précaution ainsi que le principe d'action préventive et de correction, si les enjeux écologiques ne sont pas correctement analysés ?
Photo : Vue de la baie de Saint-Brieuc où sera installé le futur parc éolien, depuis le Cap d'Erquy. Crédit : Pierre Pelissier, Hermine Babin, Ségolène Bost et Gardez les Caps.
Photo : Vue depuis le Cap d'Erquy. Crédit : Pierre Pelissier, Hermine Babin, Ségolène Bost et Gardez les Caps.
Chiffres-clés.
2016
[ANNÉE DE PROMULGATION DE LA LOI DE RECONQUÊTE DE LA BIODIVERSITÉ, DE LA NATURE ET DES PAYSAGES]
Introduite pour la première fois par la loi de protection de la nature de 1976, la séquence n’a été vraiment précisée qu’avec la loi de 2016 et l’ordonnance sur l’évaluation environnementale des projets, plans et programmes (2016). Depuis, le sujet a donné lieu à une abondante littérature, y compris sur les sites officiels, en vue de former l’ensemble des acteurs de l’aménagement du territoire et du développement économique.
6
[ÉTAPES PRÉCONISÉE PAR LE MINISTÈRE DE LA TRANSITION ÉCOLOGIQUE POUR APPLIQUER LA DÉMARCHE D’ÉVITEMENT]¹
-
Pas 1 : Identifier et hiérarchiser les enjeux
-
Pas 2 : Évaluer et justifier le besoin en aménagement
-
Pas 3 : Élaborer puis comparer des scénarios
-
Pas 4 : Spatialiser le scénario stratégique
-
Pas 5 : Définir, justifier et mettre en œuvre les modalités d’aménagement prescrites
-
Pas 6 : Suivre les effets de la démarche d’évitement
(1) Voir page 20 Guide pour la mise en œuvre de l’évitement - ”Concilier environnement et aménagement des territoires.
PAS D'ÉCOSYSTÈME B.
Enjeu
n°2
ENJEU N°2
Redéfinir l’application de la séquence ERC en partant des droits des océans et des capacités écologiques du milieu marin.
“Compenser c’est détruire en faisant semblant de protéger…”. Les mots du professeur de droit Jean Untermaier rappellent que les limites de la compensation sont multiples. D’abord, la nature n’étant pas composée d’éléments isolés et de biens librement fongibles, il est écologiquement incorrect d’entendre la compensation comme le remplacement à l’identique de ce qui a été détruit par les actions humaines. Il est plus correct de parler d’équivalence dans la réparation des fonctionnalités écologiques.
A ce propos, dans son article “La compensation des atteintes à la biodiversité : de l'utilité technique d'un dispositif éthiquement contestable” (RDI 2016 p.586), Agathe Van Lang, Professeure à l'université de Nantes, rappelle que dans le code de l’environnement l'expression de « fonctions écologiques affectées » a justement été substituée à celle de « services et fonctions écosystémiques affectées ». Cela indique la distinction entre les impacts causés au bon fonctionnement des écosystèmes et les impacts causés aux services écosystémiques - désignant les bénéfices que l'Homme retire des écosystèmes, tels que les services de loisirs - qui n’ont, quant à eux, pas à être compensés. Cela souligne la portée de l’obligation, qui vise à réparer la nature pour elle-même, et non pas en raison des services et usages qu’en tirent certaines activités humaines.
Le corollaire logique de cette obligation pour les humains de restaurer la nature, est que la nature dispose intrinsèquement du droit au respect de son intégrité. De la même manière, puisque notre Charte de l’environnement prévoit dans son Article 1er que “chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé”, le droit pour la nature de bénéficier elle aussi de ce droit à la santé en est le corollaire logique. Il s’agit d’ailleurs d’une condition sine qua non quant au respect des droits fondamentaux humains, puisque ces derniers sont intrinsèquement liés à ceux de la nature.
En Equateur, pays qui a intégré les droits de la Terre Mère (Pachamama) dans sa Constitution dès 2008, des exemples concrets peuvent servir d’illustration à cet enjeu. En 2017, le gouvernement équatorien a annoncé de nouvelles concessions pour l'exploration minière, dont deux dans la forêt protégée de Los Cedros, malgré que le site soit inclus dans les "zones prioritaires pour la conservation de la biodiversité en Équateur”. La Cour constitutionnelle saisie de l’affaire à la demande du canton, a jugé inconstitutionnelle ces titres délivrés aux industriels pour violation des droits de la nature. La Cour a estimé que le gouvernement n'avait pas fourni de preuves suffisantes pour démontrer la compatibilité des activités minières avec la protection de cet écosystème fragile. Face à l'absence d'une étude environnementale satisfaisante, la plus haute juridiction du pays a considéré que ces projets étaient incompatibles avec les droits d'existence et de régénération de la réserve de Los Cedros.
Le juge a rappelé que “l'idée centrale des droits de la nature est que la nature a une valeur en soi et que celle-ci doit s'exprimer par la reconnaissance de droits propres, indépendamment de l'utilité que la nature peut avoir pour l'homme.”
Pour en faire application dans le cas de la forêt de Los Cedros, le juge a distingué la reconnaissance globale des droits de la nature assurée par la Constitution et les droits spécifiques qui peuvent être reconnus à des écosystèmes particuliers. En effet, dans le cas de la protection d’une entité naturelle, aucune reconnaissance spécifique n’est nécessaire (par le biais d’une loi ou d’un règlement par exemple), mais le régime de protection doit être configuré d’une manière appropriée au titulaire des droits, qu’il s’agisse d’une forêt, d’une mangrove ou d’un fleuve.
Ainsi, le juge précise que le droit à la reproduction des cycles de vie reconnu à la Pachamama dans la Constitution, est défini en fonction du seuil de tolérance écologique de cet écosystème, c’est à dire le statut de l’environnement dont les caractéristiques de base n'ont pas été modifiées au-delà de ce qui est optimal pour ce système : “Pour chaque caractéristique particulière de l'environnement (quantité de pluie, humidité, rayonnement solaire, etc.), il existe des limites au-delà desquelles les organismes ne peuvent plus croître, se reproduire et, en fin de compte, survivre”.
Bien conscient du changement de paradigme qu’implique le fait de reconnaître les droits de la nature à vivre pour elle même, la Cour constitutionnelle souligne qu’il s’agit d’une rupture historique car “la loi a fonctionné pour l'instrumentalisation, l'appropriation et l'exploitation de la nature comme une simple ressource naturelle”.
Or, “pour harmoniser les relations avec la nature, c'est l'être humain qui doit s'adapter de manière adéquate aux processus et systèmes naturels, d'où l'importance d'avoir des connaissances scientifiques et des connaissances communautaires, en particulier des connaissances indigènes en raison de leur relation avec la nature en ce qui concerne ces processus et systèmes”.
Dans sa conclusion, la Cour constitutionnelle rappelle que les droits de la nature protègent les écosystèmes et les processus naturels pour leur valeur intrinsèque, complétant ainsi le droit de l'Homme de vivre dans un environnement sain et écologiquement équilibré. Le juge a notamment imposé à l'État et aux collectivités locales d’organiser une consultation pour élaborer un nouveau plan de gestion et d’entretien sur la zone concernée, intégrant à la fois les besoins fondamentaux humains et non humains. Il s’agit ainsi d’appliquer localement les principes issus des droits de la nature.
La séquence ERC doit être réinterprétée comme une manière de rendre au vivant ce qui peut lui être rendu, dans une logique de permettre à celui-ci de se régénérer pour poursuivre ses cycles vitaux. Nous pouvons reconnaître grâce à cette séquence les droits de la nature pour assurer la durabilité et le bien-être de notre planète. Par conséquent, les décideurs, les porteurs de projets et la société dans son ensemble doivent s'engager à trouver des solutions équilibrées qui respectent à la fois les impératifs de développement et les droits de la nature.
Concernant la façade NAMO, le gouvernement s’est prononcé en faveur d’une révision du contenu du DSF d’ici 2024, afin de tenir compte d’une évolution des usages de l’espace maritime… Wild Legal y voit l’opportunité d’intégrer de nouveaux principes directeurs issus des droits de la nature et de redéfinir l’application de la séquence ERC en partant des droits des océans et des capacités écologiques du milieu marin.
Droits centraux
de cette campagne.
Droit européen
La directive 85/337/CEE relative à l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement
Droit constitutionnel
L’article 1er de la Charte de l’environnement “Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé.”
n°1
Enjeu
ENJEU N°1
Etablir une nouvelle culture de la planification territoriale grâce aux droits de la nature.
Bien que la loi exprime de manière claire l’obligation de résultat en matière d’application de la séquence ERC, son effectivité en pratique est remise en question par une culture du développement, qui s’attache bien plus aux considérations économiques anthropocentrées, qu’aux besoins et capacités des écosystèmes.
La protection de la nature est perçue comme un critère, mis en concurrence directe avec celui de la production énergétique et des autres activités du secteur marchand (tourisme, pêche, etc…). Cela se traduit par une financiarisation et une marchandisation du vivant, qui fait désormais l’objet d’un véritable “marché de la destruction”, par le biais d’achats d’unités de compensation par les porteurs de projets (titres représentant un “gain écologique”, dont l’acquisition est nécessaire pour remplir les obligations de compensation). Cela reflète une société qui considère la nature comme un capital, convertible en capital social ou économique.
Ce défaut d’application correcte de la séquence ERC découle en partie d’un modèle social reposant sur une relation utilitariste et patrimoniale à la nature, largement répandue dans le monde occidental.
Face à ce constat, les droits de la nature proposent d’instaurer un nouveau paradigme, reposant sur un épanouissement humain dans le cadre des limites planétaires et des capacités biologiques de nos écosystèmes, au lieu d’instaurer une compétition entre usages humains et besoins écologiques.
En complément, pour pallier les lacunes actuelles d’application de la séquence ERC, il est nécessaire de renforcer le contrôle administratif et judiciaire à l’égard des choix retenus par les maîtres d'ouvrage.
Il s’agit ainsi de créer un cadre contraignant, garantissant “le caractère subsidiaire de la compensation, qui doit rester exceptionnelle et porter uniquement sur les atteintes résiduelles” (A. VAN LANG, droit de l’environnement, PUF, 2016).
Intégrer les droits des océans et des entités marines dans le DSF serait donc une des clefs pour modifier structurellement l’équilibre opéré par la conciliation entre le développement des infrastructures éoliennes offshore et la protection des écosystèmes marins.
Notre demande.
« Établir une nouvelle culture de la planification territoriale grâce aux droits de la nature et redéfinir l’application de la séquence ERC en partant des droits des océans et des capacités écologiques du milieu marin. »
Nos propositions.
01
Procéder à une réécriture du DSF afin d’assurer l’application stricte de la séquence ERC “éviter, réduire, compenser”.
02